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A

l’heure du repas : «Allez Margot, goûte, c’est bon ça,

c’est de la purée de brocolis (…) non Margot non, voilà

c’est bien (…) Margot mange, allez, ne recrache pas ce que

maman a préparé pour toi, mais c’est pas vrai Margot arrête mange

maintenant. Allez, mange ! Ah bravo ! Tu as tout recraché ! Mais

c’est pas vrai, tu es impossible regarde ce que tu fais à Maman ! »

Margot, nous l’avons compris, c’est cette enfant que connaissent

tous les parents : elle force notre admiration et elle a, malgré

tous les petits soucis des nourrissons, toujours pris son biberon

ou le sein maternel.

Bien sûr, Mademoiselle Margot ou tout autre adorable bambin a

quelquefois ses humeurs, ses agacements, ses caprices, ses petits

moments difficiles. Moments insupportables chez les enfants des

autres si mal élevés, mais de si adorables traits de « son petit

caractère » chez nous.

Petite Margot a ses goûts : elle n’aime pas les brocolis et elle ne

sait pas goûter. Elle sait avaler ou recracher. Là, elle recrache.

Avaler ou recracher :

une dualité à dépasser

Quand Margot avale, elle fusionne totalement, elle accepte la

prise de risque absolue de recevoir ce qu‘on lui propose. Comme

quand d’ailleurs elle fusionne avec maman, s’oubliant totalement

dans les bras aimés, régression douce, ou dans ceux de Papa. Pas

avec l’oncle Bertrand : elle a ses têtes, sourit-on. Elle avale et

elle recrache : elle investit totalement l’autre, s’oublie au point

de ne pas se protéger ou recrache totalement l’autre, au point de

ne lui accorder aucun regard.

Adulte nous goûtons. Enfin, nous aimerions goûter car quand

nous tombons amoureux, nous fusionnons souvent : «Ah mon

âme sœur ! Oh ma moitié, tu es celui/celle que j’attendais, tu es

tout pour moi, ensemble nous sommes une seule âme. »

Ils recrachent aussi les adultes, ils évacuent souvent ce qui leur

déplaît : « jamais tu ne me feras avaler un truc pareil » ! D'autres

déclarations plus crues, voire scatologiques, ont remplacé le

traditionnel « je ne goûte guère vos propos ». Un jour, tiens,

nous ferons une petite rubrique sur les adultes…

Bref, cet «avaler/recracher », c’est parti pour longtemps.

Maman et Papa ont chacun leur rôle

Et si Maman se fâche, que se passe-t-il ? Margot saisit de façon

fulgurante qu’elle a le pouvoir. Elle peut susciter une réaction

chez sa mère, elle construit un éloignement, elle peut refuser

maman. Mais quel bonheur !!! Maman joue à «avaler/recracher ».

«Non, non, non, tu ne me forceras pas, je ne veux pas, maman !»

Que faire ? Et comment prévenir déjà un peu les conflits

adolescents entre maman et ses enfants ?

En acceptant de se répartir les rôles, maman doit accepter de

céder sa toute-puissance à Papa ou plus précisément à la figure

paternelle, c’est-à-dire à la personne en capacité de différencier

l’enfant de sa mère. Ce dernier, sans crainte et sans surplus

théâtral, doit se saisir de la cuillère et, très concrètement,

donner à manger à Margot.

L’enfant lève les yeux vers le père qui doit assumer sa part de

soin, comme la mère doit apprendre, peu à peu, à laisser le soin

à d’autres de donner à manger à son enfant.

C’est notre grande chance : nous créons cette merveilleuse

complexité sociale et elle nous accueille car chez le sapiens le

cerveau se construit bien des années encore après le sevrage.

Apprendre à goûter

Le soin à l’enfant, l’apprentissage de la répartition des rôles n’est

que bénéfice pour les parents qui vont de nouveau apprendre à

grandir dans la complexité sociale en se confrontant à la réalité

de leur rôle. Pour l’enfant, c’est le début de l’apprentissage du

monde. Je dois avaler ce que l’on me donne, faire mien ce qui

m’est offert, assimiler et ingérer les règles du monde comme

j’avale ce que mes parents me donnent ensemble, papa et maman.

Certains parlent, plus tard, de vouloir et pouvoir, d’assimilation,

c’est-à-dire d’imposer sa volonté au monde, et d’accommodation,

composer avec le réel. Ces notions sont fondamentales. Arriver à

vivre selon nos capacités, c’est-à-dire ne plus être prisonnier d’une

dualité «vouloir/pouvoir», c’est apprendre, tout petit, à ne pas tout

avaler, ni tout recracher. Apprendre à goûter, à aimer, à apprécier.

Saisir que nous ne pourrons jamais faire du monde ce que nous

souhaitons, qu’il ne nous offrira jamais tout ce que nous voulons

mais que nous avons aussi le droit de ne pas accepter tout ce

qui nous est proposé. Doucement apprécier l’autre, doucement

dire oui ou non.

Pour vivre ensemble

selon nos capacités

C’est aussi apprendre que l’autre – même aimé, même qui nous

aime – a le droit de dire non à ce que nous lui proposons, que

personne ne peut imposer sa volonté à l’autre. Maman doit

apprendre à ne pas menacer Margot de ne plus l’aimer non

plus mais, pour l’instant, Margot doit apprendre à manger et à

voir sa volonté être soumise à l’autorité bienveillante.

Il faut grandir ensemble, chacun à notre place, avec respect,

soin, humilité, conscient de l’importance infinie de faire notre

devoir selon nos capacités, enfant et parents.

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s a n t é

N°61 - Mars / Avril 2018